Idée n°68 : faire un peu plus que s’indigner
Sous la pression populaire, j’ai fini hier par acheter le petit bouquin de Stéphane Hessel dont le monde entier parle. Déjà, il y a quelques années, sous la pression populaire, j’avais fini par acheter le livre de Franck Pavloff dont tout le monde parlait. Les deux livres ont en commun leur absence d’épaisseur, leur auteur et leur thème infiniment sympathiques, et leur capacité à nous dire quelque chose de ce que nous sommes devenus : une humanité pleine de bons sentiments mais largement désemparée face à une histoire qui nous échappe.
Matin Brun, c’est expédié en trois phrases : le livre décrivait la montée d’un fascisme improbable et caricatural, où tout ce qui n’était pas brun était progressivement interdit. L’avantage pour le lecteur, c’est qu’il se sentait très intelligent : à l’évidence, dans les circonstances décrites dans le livre, lui, il se serait indigné, lui, il serait entré en résistance. D’ailleurs, ne venait-il pas de voter avec tant de lucidité contre le borgne à l’œil injecté de sang (Matin brun, paru en 1998, connaît son succès foudroyant après l’élection présidentielle de 2002) ? C’est bien la preuve.
Hélas, l’antifasciste de salon, pour sympathique qu’il soit, a une guerre de retard. Tu penses bien que le fascisme du 21ème siècle, il va pas débarquer au pas de l’oie au coin du boulevard en chantant Heili Heilo. Stéphane Hessel l’a bien compris, qui souligne comme il était facile de s’indigner de son temps, où les choses étaient claires et les méchants bien délimités. A s’indigner contre ce qui semble évident, aujourd’hui, on a bien des chances de rater l’essentiel.
L’essentiel, et Stéphane Hessel le sait bien mais n’a pas pris le temps de le dire, c’est qu’on n’entre pas en résistance avec quelques chances de succès sans un minimum de préparation, de réseaux, et, dans le cas qui est le nôtre aujourd’hui, sans un minimum de travail théorique nous permettant de comprendre qui sont les méchants, comment ils fonctionnent, comment ils nous vendent leur soupe, et ce qu’on veut proposer à la place.
Qui sont les méchants, comment ils fonctionnent, on en a bien une petite idée. Mais on a bien du mal à poser des mots clairs dessus. Hervé Kempf en propose un : oligarchie. Je ne saurais trop vous conseiller la lecture de son dernier livre*, et des précédents.
Comment ils nous vendent leur soupe, on a des pistes. Ils ont changé les mots, comme l’imaginait Orwell, ils ont instauré la peur pour que nous réclamions nous-mêmes leur surveillance, ils ont transformé le rebelle en agent d’animation et de diversion. Franck Lepage** et Naomi Klein*** nous en disent un bout.
Ce qu’on veut à la place, c’est assez simple, et assez compliqué. Simple de comprendre que le programme du conseil national de la résistance constituait une avancée majeure de notre civilisation. Plus compliqué de comprendre pourquoi, après quelques décennies de réussite, ce programme a été vaincu idéologiquement par un programme ultra-libéral mortifère. Plus compliqué de comprendre comment on pourrait créer une société capable, durablement, de défendre et d’améliorer un tel programme. Sans doute Jacques Généreux**** peut-il nous aider sur ce point. Mais ce qu’il écrit est un peu plus épais et ardu que le livre de Stéphane Hessel.
Je vous disais que les livres de Stéphane Hessel et Franck Pavloff nous en apprennent beaucoup sur ce que nous sommes devenus. Que leurs livres se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires est une bonne nouvelle : c’est le signe que des foules entières sont encore à la recherche de quelque chose, et prêts à se battre contre l’inacceptable. Que leurs livres soient encensés est plus inquiétant, car ils ne proposent rien. Car Stéphane Hessel, comme la plupart d’entre nous, est désemparé face à la défaite de si belles idées.
Pourquoi l’humanité choisit-elle à nouveau la voie de l’autodestruction, pourquoi des penseurs majeurs comme Edgar Morin sont-ils désarmés à penser une réponse à cela*****, voilà les questions auxquelles notre indignation doit nous pousser à trouver des solutions. Alors indignez-vous… pour commencer.
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* Hervé Kempf, L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Seuil. Livre tout à fait facile à lire et éclairant. Le précédent, Comment les riches détruisent la planète était très bien aussi.
** Franck Lepage, Inculture 1, spectacle drôle et instructif à la fois, parle du conseil national de la résistance, de la culture dévoyée, des mots pour nous asservir… A voir, revoir, faire voir.
*** Naomi Klein, La Stratégie du choc. Un livre et un film sur la manière dont on a imposé fascisme et ultralibéralisme à travers le monde depuis les années 70. Film a voir absolument.
**** Jacques Généreux, La Grande régression, Perrin. Livre ardu mais essentiel. Jacques Généreux explique sa démarche dans cette conférence.
***** Bernard Stiegler donne dans cette conférence à la fois des pistes de réflexion et une critique du livre d’Edgar Morin Pour une politique de civilisation (dans la seconde partie).
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Trouvée deux ans plus tard, cette petite illustration du propos :
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Ah, très intéressant, autant j’aime beaucoup Edgar Morin (tu le sais probablement déjà), autant je n’ai jamais vraiment lu/vu de critique de sa réflexion. Je vais donc aller voir cette conférence de Bernard Stiegler dès que possible.
J’ai quand même déjà un début de réponse à cette question primordiale « pourquoi des penseurs majeurs sont-ils désarmés à penser une réponse à cela ? »:
Je pense que c’est lié au fait que les circonstances actuelles, je dirais le contexte socio-politique (ou même l’environnement de manière générale), sont nouvelles. Le présent est nouveau, unique et pose donc des problèmes, des conditions qui ne se sont jamais posés jusqu’alors.
Aussi, il est compréhensible que des penseurs actuels ne puissent leur trouver une solution toute faite. En partie parce que leurs savoirs sont liés à des praxis* du passé. Leur analyse du moment est produite par les actions du passé sur un environnement du passé: il faut l’actualiser.
Or pour actualiser une connaissance, il faut la confronter au réel, au temps présent et à ses conditions. Mais ces penseurs ne sont plus dans l’action, Morin se fait vieux, il n’agit plus lui-même, il écrit et confère.
Il faut agir, voir ce qui marche et ce qui ne marche pas dans les actions menées, les analyser, comprendre pourquoi ça marche ou pas, et continuer, corriger etc.
C’est à nous (tous) d’agir, de faire notre propre praxis et de changer le monde. Et nécessairement en même temps de comprendre notre propre monde. Mais pour ça, il faut interagir avec. C’est primordial.
Un exemple pour illustrer mon propos:
Des chatons nouveaux-nés sont aveugles à la naissance, leur vision, dans des conditions normales, ne se révèle qu’au bout de quelques jours. Or une expérience montre que si on met les chatons sur un chariot à roulette, et qu’ils sont déplacés ainsi, sans pouvoir se mouvoir d’eux-même. Et bien ils resteront aveugles.
Pour développer leur vue, ils leur faut pouvoir interagir avec leur environnement, se bouger et constater ce que ça change dans leur vision.
* Praxis (sociologie): Ensemble des activités matérielles et intellectuelles des hommes qui contribuent à la transformation de la réalité sociale.
WhilelM
23 février 2011 at 13:30
Salut à toi, le Montreuillois,
Ne t’attends pas à une critique de l’oeuvre d’Edgar Morin, juste d’un livre, et encore, de la moitié de ce livre. Stiegler aime aussi beaucoup Morin.
Pas mal, l’histoire des chatons. Nous aussi, on nous a mis sur des roulettes, avec des moteurs thermiques et un volant.
fabien
23 février 2011 at 14:22
[…] (à nous, Corses, comme à tous les autres). Nous sommes en train de perdre la démocratie, et nous indigner ne suffit pas, il faut en plus faire un vrai travail de reconstruction […]
Idée n°93 : en rire « 1000 idées pour la Corse
25 avril 2012 at 21:19