1000 idées pour la Corse

1000 idées pour la Corse et pour le monde

Idée n°75 : s’entendre sur le mot « culture »

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La prochaine rencontre du Forum des Citoyens Actifs de Balagne, jeudi 14 avril 2011, portera sur la culture. Précisément sur « Culture et territoire ». Ca tombe bien, c’est dans l’air du temps de parler de culture : un rapport a été récemment rendu au Ministère de la Culture et de la Communication, par une certaine Elise Longuet, fille du Ministre de la Défense, et a fait pas mal de bruit. Les acteurs du monde de la Culture reprochent à juste titre à ce rapport, qui fait la part belle à une idée de « Culture pour chacun », vieille idée de Malraux qui n’avait jamais abouti, de vouloir marchandiser la culture, la mettre entre les mains des entreprises, les grandes, bien entendu.

De nombreuses voix se sont élevées contre ce rapport (un second rapport parle de culture pour chacun, en fait), soulignant l’importante régression que représenterait une telle évolution pour le monde de la Culture.

1ère partie : Une culture bien mal définie (les autres parties suivront plus tard, ce texte n’est que la première partie d’un texte trop long pour être publié en une seule fois).

Ce qui frappe le candide que je suis, pourtant, est que, si l’on parle de manière très animée de Culture, jamais on ne définit ce terme. Au contraire, il semble qu’il y ait de la part des acteurs de la culture qui prennent part à ce débat une sorte de consensus tacite sur ce qui est culturel et ce qui ne l’est pas. Après tout, c’est bien normal. C’est leur métier, ils savent de quoi ils parlent. Enfin, on l’espère…

Comment on a rétréci la culture

Puisque je ne suis pas spécialiste, j’ai épluché les différents textes en question pour avoir une idée du sujet de la discorde : rapports au Ministère, articles réagissant à ce rapport, je ne me permettrais pas de juger autrement que sur pièces.

Ce qu’on comprend à la lecture de ces textes, à propos de cette culture dont on parle, de qui la fait, et de ce qu’on en fait est assez clair : la culture est constituée d’oeuvres, produites par des Artistes, des Créateurs, et a vocation à être diffusée de différentes manières : par l’exposition des Œuvres au public, par la diffusion de supports artistiques tels que livres, disques, DVD, et par des représentations vivantes. C’est là le champ de la Culture, telle qu’elle est comprise par le Ministère, aussi bien que par ceux qui critiquent le Ministère.

Une précision est apportée par la l’énumération des portes ouvertes par les « cartes culture » ou « chèques culture » : musées, cinémas, médiathèques, spectacles et festivals, couvrant le champ des 7 (ou 8, ou 9, ou 10) arts répertoriés, et permettant éventuellement une ristourne sur l’achat des supports de cette culture, livres, disques, etc.

Un consensus semble se faire sur le fait que la diffusion doit être la plus universelle possible (démocratique, nous dit-on), et on est près à mettre de gros moyens pour cela. Assurer la gratuité des musées à des publics toujours plus nombreux (version populaire) ou créer des chèques culture sur le modèle des chèques restaurants (version entreprise), par exemple.

Le dissensus se produit sur la manière d’ouvrir cette diffusion (pour tous, pour chacun, gratuitement ou pas), et aussi sur la manière de défendre et encourager la création (parce que les Créateurs ont grand besoin d’être encouragés), ou encore d’éduquer le public à la compréhension de ces œuvres (il faut dire qu’à force d’encourager des créateurs à inventer des nouveautés toujours plus nouvelles, des créations toujours plus créatives, des provocations toujours plus provocantes), le pauvre public populaire a du mal à suivre et possède de toutes façons une tendance atavique à préférer regarder TF1, suppôt d’une sous-culture outre-Atlantique qui nous arrive par containers.

Pour l’essentiel, et en simplifiant à peine, les politiques culturelles dont il est question dans ces débats se réduisent à l’art et à ses problématiques. En tout cas à quelques aspects élitistes et très intellectuels d’une part et à une diffusion industrielle de masse de produits culturels d’autre part. Disons, pour le moins, une vision assez étriquée de la notion de Culture, qui relèverait plutôt d’un Ministère des Arts et Lettres et de l’Industrie de la Création. Pourtant, pour peu qu’on aille chercher un peu dans l’histoire des représentations de la Culture, on apprend très vite que, presque jamais depuis que les humains s’interrogent sur ce qu’est la Culture, on n’a placé les considérations artistiques au centre du concept.

Des visions plus larges de la Culture.

Les définitions du mot Culture sont extraordinairement nombreuses. Quelques auteurs qui se sont amusés à les dénombrer en ont recensé plus de 150. Je n’ai pas eu le loisir de toutes les retrouver, mais à ce jour, aucune de celles que j’ai pu lire ne laisse une place centrale à la question artistique. On parle bien des arts quand on parle de culture, mais c’est toujours au sein d’une liste de préoccupations plus vastes, comme dans cette définition de l’anthropologue britannique Edward Tylor :

«La culture ou la civilisation, entendue dans son sens ethnographique étendu, est cet ensemble complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, les coutumes, et toutes les autres aptitudes et habitudes qu’acquiert l’homme en

tant que membre d’une société».

Cette définition est une des plus anciennes définitions de la culture. Elle date de 1871, et, considérée comme excellente, a été très souvent reprise. De fait, historiquement, la vision de la culture réduite aux arts et lettres est très récente : nous verrons plus loin comment, en France, elle a émergé dans les années 60 sous le Ministère d’André Malraux pour triompher sous celui de Jack Lang 20 ans plus tard.

La défense des arts et des lettres n’est pas nouvelle. Cela fait bien longtemps que les pouvoirs protègent les artistes et les auteurs. Mais on n’avait encore jamais donné à ce qui n’est qu’une fraction de la culture le nom de Culture (surtout, n’oubliez pas la majuscule, vous attristeriez monsieur Mitterrand).

La culture a été largement étudiée par les philosophes, les ethnologues, les sociologues, puis par la psychanalyse.

Ce sont les philosophes qui en donnent la définition la plus large : la culture est ce qui est différent de la nature, c’est-à-dire ce qui est acquis et non inné. Tout ce qui n’est pas naturel est culturel. C’est sans doute une excellente définition de la culture, mais elle pose un problème : quand on veut travailler sur des questions culturelles, qu’est-ce qu’on fait d’une telle définition ? En quoi nous est-elle utile ? Et que serait une définition utile de la culture ?

Les fonctions majeures de la Culture

On peut sans doute s’approcher de la réponse en s’interrogeant sur le rôle de la culture. En allant fouiller l’histoire et les définitions de la culture, on trouve plusieurs fonctions majeures à celle-ci.

Pour Freud, la culture est la «  somme totale des réalisations et dispositifs (…) qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. »

La culture permet à l’homme et à ses civilisations de s’épanouir, en leur donnant les moyens de faire face à leur environnement. C’est une fonction d’outil, d’arme, des groupes humains face à la nature, puis face à d’autres groupes humains, et enfin, des individus au sein de la société, individuellement pour s’y mouvoir ou s’y élever, collectivement pour en régler les fonctionnements.

C’est cette fonction à la fois collective et individuelle que souligne la définition donnée par la Fédération Française des Maisons des Jeunes et de la Culture :

«Est cultivé celui qui possède le savoir et les méthodes, les modèles esthétiques et d’organisation qui lui permettent de comprendre sa situation dans le monde, de la décrire, de lui donner un sens et d’agir sur elle pour la transformer.»

Cette définition possède le mérite de pouvoir à la fois s’appliquer à un individu en société et à un groupe humain devant résoudre des problèmes ou développer durablement un territoire.

Une seconde fonction est une fonction d’identité, bien définie par le sociologue Guy Rocher. Pour lui, la culture est « un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d’agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d’une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte. »

Définition proche de celle que donne Toni Casalonga : « L’identité, ce qui rend un être humain, une communauté, identifiables, se manifeste sous la forme d’un ensemble complexe de comportements que l’on a l’habitude de réunir sous le vocable : culture. »

En Corse, notre histoire mouvementée a fait que notre champ culturel inconscient inclut largement cette question identitaire. Il englobe au moins notre langue, notre histoire dans ce qu’elle a de spécifique, et nos coutumes et patrimoine. Manière de penser la culture ressentie donc comme l’ensemble des faits qui nous définissent en tant que peuple. Nous déployons des trésors d’énergie à sauvegarder notre patrimoine, notre mémoire… Notre définition spontanée de la Culture est ainsi peut-être restée plus large que celle du Ministère et des autorités compétentes. Mais on retrouve la même distorsion logique quand on entend parler par exemple de « notre langue et notre culture », comme si la langue n’était pas incluse dans la culture.

Comment on en est arrivé là

En France, le terme « culture » semble être arrivé relativement tard dans le langage commun, aux environs de la seconde guerre mondiale. On ne parle pas encore de Ministère de la Culture, et l’histoire de la création de ce Ministère en France est une tranche d’histoire assez méconnue, et pour le moins savoureuse. Elle est racontée avec talent par Franck Lepage, un ancien cadre du ministère de la culture qui a choisi, afin de faire passer un message complexe, la voie artistique : il a élaboré des spectacles intitulés « conférences gesticulées », des conférences humoristiques dans lesquelles il transmet avec légèreté des messages difficiles. Je ne saurais trop inciter à regarder ce spectacle, qu’on trouve ici.

A la fin de la seconde guerre mondiale, le gouvernement provisoire de la France libre se trouve confronté à une problématique majeure : la Shoah vient de démontrer que le peuple le plus raffiné, le plus instruit, le plus « cultivé » qui soit, peut parfaitement, en fonction des circonstances historiques, laisser s’installer le pire des régimes, et participer à une oeuvre d’extermination de masse. On pouvait être parfaitement instruit, extrêmement cultivé et considérer que le fascisme était une meilleure chose que la démocratie, et qu’il était parfaitement acceptable d’exterminer des millions d’êtres humains dans des chambres à gaz.

Les résistants qui forment ce gouvernement provisoire ont alors compris que la démocratie ne va pas de soi, quelle doit se défendre, et pour pouvoir être défendue, être comprise, et, plus que comprise, assimilée comme un fait culturel. Parce que la démocratie n’est pas naturelle, mais culturelle. Pour qu’un groupe humain soit à même de défendre la démocratie, il doit être éduqué à la démocratie. Il doit acquérir une culture démocratique.

Leur réponse en 1944 passe par l’éducation populaire politique des adultes. Après la phase d’instruction des enfants et adolescents, on continue de former les adultes à la culture démocratique, afin d’en faire de véritables citoyens. C’est ce que contenait à l’origine le plan Condorcet, à la révolution : un volet instruction des enfants et un volet éducation politique des adultes. Mais la révolution avait vite oublié cet aspect pour se contenter du premier volet.

A la libération, le gouvernement provisoire crée donc, au sein du Ministère de l’Education Nationale de René Capitan nouvellement créé, et à côté de la Direction du primaire, de la Direction du secondaire, de la Direction du supérieur, de la Direction des Arts et Lettres et de la Direction de l’éducation physique et des activités sportives, une « Direction de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse ». Direction considérée comme éminemment importante et confiée à une résistante, belle-soeur d’Albert Camus, Mlle Christiane Faure, qui constitue une équipe chargée de définir les moyens d’assurer une éducation politique des jeunes adultes, considérée alors, à la libération d’Auschwitz, comme une responsabilité d’état.

Notons qu’à cet instant, ce qui correspond plus ou moins aux missions du Ministère de la culture actuel est assuré par une Direction de l’Éducation Nationale, la direction des Arts et Lettres.

Mais pour des raisons de rivalités entre gaullistes et communistes (chacun voulant la tête de cette direction jugée stratégique), cette direction de l’éducation populaire est finalement fusionnée en 1948 avec la Direction de l’Éducation Physique pour former le ministère de la jeunesse et des sports, mariage de la carpe et du lapin, au sein duquel la notion d’éducation populaire est peu à peu dissoute dans le sport. C’est le premier « avortement » de la notion d’éducation populaire en France, et Christiane Faure repartira en Algérie où elle était enseignante avant la guerre pour y diriger une direction locale de l’éducation populaire.

Quinze ans plus tard, quand Malraux crée le ministère de la culture (qui n’est encore que le Ministère des affaires culturelles), une nouvelle fois, la notion d’éducation populaire manque s’imposer : on rappelle Christiane Faure et on la charge de former un cabinet. Mais personne ou presque ne veut travailler dans ce ministère jugé peu sérieux. Aucun haut fonctionnaire ne veut prendre le risque de griller sa carrière dans cet improbable ministère au ministre non moins improbable.

La décolonisation vient résoudre le problème : une équipe de fonctionnaires rapatriés investit le ministère de la culture. D’une efficacité redoutable, ils prennent en main le Ministère. Mais leur vision de la culture est très différente de celle de Christiane Faure : le ministère de la culture devient la vitrine de la grandeur de la France : « rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent ».

On oublie une seconde fois l’objectif d’éducation populaire, pour des objectifs autrement élitistes. Christiane Faure quitte le Ministère pour finir sa carrière… au Ministère de la Jeunesse et des Sports.

Jack Lang viendra parachever la consécration des plus hautes oeuvres de l’art et de l’esprit comme base de la culture française… Et les missions du ministère de la culture oublient définitivement les objectifs initiaux de sauvegarde de la démocratie ou d’éducation populaire.

Corrélativement, l’abandon de la fonction d’éducation populaire des partis politiques et des syndicats vient accentuer la carence citoyenne. Il ne faut pas s’étonner si, une trentaine d’années plus tard, un parti d’extrême droite populiste est en passe de devenir un des plus importants partis du paysage politique français : l’abandon de l’éducation populaire, c’est-à-dire de l’idée que le peuple peut et doit accéder à un niveau de conscience politique élevé laisse la place au populisme, qui vient occuper le vide culturel.

En résumé

La culture est représentée par l’ensemble des acquis humains, tout ce qui n’est pas inné, donc, tout ce qui est appris. Elle doit être vue comme un outil nous permettant de survivre et d’évoluer dans un environnement, que l’on soit un individu ou une communauté, et d’y trouver notre identité. Pour un groupe humain, la culture est l’élément essentiel qui lui permet d’assurer sa cohésion et son existence dans le monde.

La culture est un champ extrêmement vaste qui inclut tous les savoirs humains, toutes les représentations, toutes les constructions sociales, politiques, religieuses, morales, juridiques, coutumières… Une politique culturelle digne de ce nom devrait impérativement prendre en compte tous ces aspects, et ne pas se limiter à la diffusion vers le plus grand nombre des oeuvres majeures ou mineures de l’art et de l’esprit.

Manifeste pour un droit au logement digne pour tous

N’oubliez pas d’aller faire un tour sur l’agenda citoyen, il se passe sûrement des choses.

Retrouvez tous les articles de 1000 idées pour la Corse.

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Written by fabien

10 avril 2011 à 19:30

Publié dans Culture générale

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5 Réponses

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  1. Tiens, autre manière de vérifier le champ couvert par le ministère de la Culture aujourd’hui : cette fiche d’info sur les métiers de la Culture…

    Cliquer pour accéder à Dossier-n57.pdf

    fabien

    10 avril 2011 at 20:33

  2. Visez-vous juste ?
    Le forum du 14 avril a pour thème « culture et territoire ». Je suis allé sur le lien et l’invitation et rien ne précise quel est le genre de culture. Pour cette raison, je vous soumets la proposition suivante : rédiger une idée 75 Bis qui traitera du sujet sous l’angle de la culture potagère, intensive, raisonnée, etc. En faisant des recherches auprès du ministère de l’agriculture, auprès des historiens et autres anciens du pays, auprès de nos amis de Monsantos…

    Chnoupi

    10 avril 2011 at 21:48

  3. Oui, c’est bien parce que rien ne précise quel est le type de culture dont nous parlerons que je crains fort qu’on se retrouve à parler principalement de création et diffusion artistique, et, en ce qui nous concerne, en Corse, de l’ensemble d’offre de spectacles et de festivals qui émaillent la saison.

    Il y aura deux autres parties à cette réflexion, et un texte résumé servira sera publié sur le blog du forum et servira de base à une courte intervention que je ferai durant la rencontre.

    Cela dit, tout ceci n’est pas basé exclusivement sur la rencontre du FCAB de jeudi, c’est aussi une réflexion plus large sur quelque chose qui me perturbait sur la notion de culture vue par le Ministère depuis longtemps, et que j’essaie de poser à cette occasion.

    Notamment parce que plus j’avance sur la réflexion sur la démocratie et le développement durable, plus je suis persuadé que nous sommes en train de perdre la première et de rater le second par manque de culture.

    Ah oui, et aussi, j’ai le texte d’une intervention qui était prévue jeudi en première partie de la rencontre (finalement la personne ne pourra pas venir), et on n’y parle que d’artistes, d’action artistique et de création. C’est en partie sur ce texte que je me suis basé pour construire le mien, mais je pense que je ne peux pas le diffuser.

    fabien

    11 avril 2011 at 07:51

  4. pfiou là, c’est super long

    Jeuf

    12 avril 2011 at 09:44

    • Oui, c’est long.
      En fait, je réfléchis à une manière de présenter ce genre de textes. Ce que je vais sans doute faire, c’est les mettre dans la rubrique « dossiers », que je n’ai jamais développée, et juste faire un résumé sur le fil du blog, avec renvoi vers le dossier.
      Sauf que là, le texte complet n’est pas terminé, je peux pas le mettre encore dans les dossiers.

      fabien

      13 avril 2011 at 11:57


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