Idée n°78 : remettre un peu de classe dans la lutte
“There’s class warfare, all right,
but it’s my class, the rich class,
that’s making war, and we’re winning.”
Warren Buffett, 26 novembre 2006
C’est une idée qui perce timidement. On l’entend ici ou là. Un essayiste interrogé sur RCFM. Un intervenant de la société civile aux assises du foncier : en Corse comme ailleurs, il y aurait des classes sociales, et peut-être bien qu’elles n’auraient pas exactement les mêmes intérêts…
Non ? Sans blague ! Le peuple corse ne serait pas une entité unie, une communauté de destin, pour laquelle il serait aisé de trouver des solutions communes, un intérêt collectif ? Et ben non. Désolé, si le peuple corse existe, comme tous les peuples, comme toute société, il est divisé (et suivant de multiples lignes de fractures, encore). Et aucun travail collectif ne peut se faire si on n’est pas capables de reconnaître nos divisions.
Pire encore, si on en croit Paul Ricoeur, être capables de reconnaître ses contradictions d’intérêt, pour une société, est la première des conditions de la démocratie : « est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt…« . Bien entendu : dans une société inégale, injuste, où pour toutes sortes de raisons existent toutes sortes de privilèges, les privilégiés ont tout intérêt à empêcher « l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions, et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage« .
Et en matière de divisions, d’inégalités, la Corse ne laisse pas sa part aux chiens. La coexistence de luxe insolent et de misère sociale est évidente jusque dans le parc automobile. Il se murmure que 8% des Corses posséderaient 80% des richesses. Les fortunes vite acquises (quelques dizaines d’ares de mauvaises terres font des millionnaires en euros du jour au lendemain) et la spéculation éhontée côtoient les difficultés de logement, le travail précaire, la difficulté d’entreprendre pour ceux qui n’ont rien.
La première action utile pour la Corse serait d’être enfin capables de reconnaître qu’il existe chez nous des inégalités particulièrement nettes, de les mesurer avec précision, de les analyser et de les mettre en délibération (décider si elle sont acceptables ou pas, si elles sont contre-productives ou pas, si elles sont un danger pour la société corse ou pas, si elles sont corrigeables ou pas, et comment, etc.), de reconnaître que les Corses n’ont pas tous les même intérêts, et qu’il existe chez nous aussi, et peut-être plus qu’ailleurs, des contradictions d’intérêt.
Dans ce travail de mise à jour de nos propres contradictions, l’université aurait sans doute un grand rôle à jouer, dans le cadre de sa réflexion pour fonder le droit à l’avenir de la Corse, mais, par-dessus tout, ce sont les citoyens, tous les citoyens, qui doivent être impliqués dans ce travail. C’est le troisième terme de la définition de la démocratie de Paul Ricoeur, maintenant complète : « Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt, et qui se fixe pour modalité d’associer chaque citoyen à parts égales dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions, et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage« .
Il ne suffit pas pour cela de créer des instances de réflexion ouvertes à tous les citoyens qui le désirent. Car tous ne sont pas égaux devant, en vrac : le temps dont ils disposent, la confiance qu’ils ont en de telles instances, la culture et l’éducation qui sont les leurs, la capacité qu’ils ont à s’exprimer en public, ou à s’exprimer tout court, etc. (Bourdieu nous en a dit suffisamment à ce sujet). Amener les portions les plus fragiles ou les moins disponibles (la majorité, en fait) de la population à entrer pour de vrai dans le débat public nécessite un véritable travail, une méthode, des outils, la volonté de faire et la conscience de la durée nécessaire à un tel ouvrage.
C’est pourtant ce qu’il nous faut faire si nous voulons vraiment que la Corse n’en vienne pas à des jours très sombres. Car là où il y a injustice, inégalités, en clair : classes sociales et autisme associé, il y a lutte des classes. Et chez nous, il n’y a pas qu’inégalités, il y a indécence. A nous de décider s’il est meilleur pour la Corse que la résolution de nos contradictions prenne plutôt la forme d’un exercice démocratique inédit ou plutôt celle d’une guerre civile…
La balle est dans ton camp, camarade millionnaire.
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Manifeste pour un droit au logement digne pour tous
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Les mots pour le dire!
Justement dans mon chouette petit village corse, il y a un mec très riche. Sa femme court partout, elle a des commerces en ville, mais il ne travaille pas et s’ennuie un peu. De sa terrasse, au bord de sa piscine, il passe son temps à observer le village. Il invite sa voisine à prendre le café. Sa voisine est une « pauvre ». Avec son mari maçon, ils s’entassent tant bien que mal dans une maisonnette à deux chambres. Les parents dorment dans le salon pour laisser les petites chambres aux enfants; le bébé dans l’une, les deux plus grands dans l’autre. Justement ce jour-là, la voisine annonce au type très riche qu’elle quitte le village, à contre coeur, avec sa famille. Car bien qu’ils cherchent depuis plus de deux ans, ils n’ont pas trouvé de maison à louer avec trois chambres. Elle dit en boutade au mec très riche « Et si tu nous louais une partie de ta maison? On pourrait rester ici! ». Le type sourit (il garde son humour). Tout le monde sait ici que sa belle « maison de sgio » compte 7 chambres, alors que le mec très riche y vit juste avec sa femme et leur fille. Le mec très riche possède aussi 4 autres logements en location dans le village. Mais aucun ne convient à la voisine, car ils sont tous exigus (1 ou 2 chambres). C’est ce qui rapporte le plus d’argent au mec très riche, de compartimenter d’anciennes maisons en plusieurs « appartements ». Ben oui, on ne devient pas riche par hasard. Mais aujourd’hui il est un peu triste. Si la voisine s’en va, après toutes ces années au village, et sans ses trois enfants plein de vie, ce sera une partie du village qui va mourir. Le mec très riche est sincèrement contrarié. Il voudrait que cette famille sympa reste dans son village. Mais qu’est-ce qu’on y peut? hein?
pusillus
9 mai 2011 at 16:34