Idée n°94 : reconnaître nos divisions
Au départ, je voulais essayer de répondre aux questions suscitées par l’idée précédente dans un article intitulé « faire société ». Il devait compter un certain nombre de chapitres, une suite logique pour répondre à la question : « comment pourrait-on faire une société corse acceptable ? ». Mais en écrivant le premier de ces chapitres, je me suis aperçu que ça allait être bien plus long que prévu, et que chaque chapitre mérite à lui seul un article. Voici donc le premier, et si je survis à l’épreuve, « faire société » sera le dernier.
« Est démocratique une société qui se reconnaît divisée,
c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt,
et qui se fixe pour modalité d’associer chaque citoyen
dans l’expression de ces contradictions,
l’analyse de ces contradictions,
et la mise en délibération de ces contradictions,
en vue d’arriver à un arbitrage ». Paul Ricoeur.
Il n’y a pas de société complexe sans divisions. Dès qu’un groupe humain dépasse quelques dizaines d’individus, des contradictions d’intérêt apparaissent entre eux. C’est le rôle de l’organisation de la société de gérer ces conflits d’intérêt, mais on ne peut apporter de solution qu’aux contradictions dont on a conscience. Une société qui prétendrait que tous ses membres ont exactement les mêmes intérêts ne pourrait que favoriser toujours plus ses membres les plus forts et ne serait pas démocratique.
Pour des tas de raisons, dont quelques raisons historiques, la Corse est une société qui refuse largement d’admettre ses divisions.
Par exemple, les nationalistes et autonomistes ont eu besoin de s’appuyer sur la notion de peuple corse, pour mobiliser dans leur combat. Il fallait le faire, et d’une certaine manière, c’était, au sein de la société française, révéler une division bien réelle dans une nation jacobine qui s’était construite sur la négation de ses spécificités régionales. Une mise au jour salutaire, donc, y compris d’un point de vue français.
Mais c’était parallèlement imposer à tous les Corses une communauté de destin, vite confondue avec communauté d’intérêts. Et pour le coup, il y eut bien communauté d’intérêts (que j’espère involontaire) entre les nationalistes et la classe dirigeante corse, qui avait tout intérêt à alimenter cette confusion, sur le mode : « si le tourisme est bon pour la famille de Rocca Serra, il doit forcément être bon pour tous les Corses, puisqu’il y a communauté de destin / d’intérêts ».
Voici quelques exemples de fractures qui traversent la société corse (je préfère parler de société que de peuple, au moins pour l’instant), la liste ne prétendant pas être exhaustive.
Une forte polarisation sociale
Tout le monde peut constater quotidiennement que richesse importante et misère sociale se côtoient allègrement en Corse. C’est la première division fondamentale de la société corse, et elle est plus marquée que la norme d’une région développée et démocratique. Nous ne bénéficions pas tous équitablement de la situation économique particulière de la région.
Si on s’arrête sur l’exemple emblématique du tourisme, il est évident que tous les Corses n’en bénéficient pas également, et il est même probable que le tourisme incontrôlé soit plutôt une calamité pour une fraction de la population. Voici deux cas qui représentent deux pôles d’intérêt vis-à-vis du tourisme :
- Je suis propriétaire de deux ou trois villas que je destine à la location. J’ai tout intérêt à ce que la valeur de ces villas augmente, à les louer plutôt à la semaine qu’à l’année, et donc tout intérêt à un afflux massif de touristes, et à un tourisme pas trop professionnalisé (sinon la manne touristique ira à l’hôtel plutôt que chez moi).
- Je suis un jeune travailleur, ou un jeune couple qui cherche à se loger. J’ai tout intérêt à ce que les prix des logements baissent, à ce que les locations soient accessibles. J’aurais tout intérêt à voir le tourisme régresser un peu et / ou se professionnaliser, afin de libérer des logements et par la loi de l’offre et de la demande, faire baisser les prix.
Ces deux cas sont en parfaite contradiction d’intérêts. Ces deux profils coexistent en Corse. Évidemment, il existe aussi des cas intermédiaires, voire paradoxaux, des gens qui souffrent du prix du logement mais qui ont un revenu grâce au tourisme, des petits propriétaires qui mettent un peu de beurre dans les épinards en louant un ou deux lits l’été, des agriculteurs qui perdent du foncier à cause de projets touristiques mais trouvent y un débouché, des professionnels du tourisme qui se désespèrent de l’amateurisme touristique, etc.
Le clivage possédant / non possédant est particulièrement marqué en Corse, et alors qu’il était relativement facile de passer de l’un à l’autre jusqu’au milieu des années 90 (foncier très bon marché, immobilier encore abordable, espaces disponibles pour installer des entreprises ou commerces), il est devenu très difficile aujourd’hui d’accéder à la propriété autrement que par un endettement déraisonnable ou par l’héritage.
La Corse est une société divisée, aux intérêts contradictoires, mais dont les membres doivent vivre sur le même territoire.
Atomisation géographique
Je n’ai pas écrit « vivre ensemble ». J’ai volontairement écrit « vivre sur le même territoire ». Principale caractéristique de l’évolution récente de nos sociétés occidentales : le refus de vivre ensemble, très bien illustré par l’explosion du logement individuel / jardin / piscine. Le voisin est par nature toujours trop bruyant (à l’exception de mes deux voisines, qui sont adorables). Plutôt que d’aller lui parler, plutôt que de régler un éventuel conflit (en plus d’être bruyant, il arrive fréquemment qu’il soit con), nous choisissons de régler la situation par son élimination, sinon physique, du moins géographique. Problème réglé.
Et nous y avons tous cru, moi le premier. Nous avons tous goûté au plaisir de la maison individuelle, du barbecue et de la piscine (si ce n’était pas chez nous, c’était à l’occasion d’une visite chez un voisin plus fortuné), au calme de l’isolement (« ah vous, au moins vous êtes pas emmerdés »).
Mais voilà, un jour ou l’autre, la maison isolée est entourée d’autres maisons isolées, et du coup, isolée, elle ne l’est plus, et les putain de gosses du voisin n’en finissent plus de faire l’aller-retour maison- route nationale sur leurs saloperies de quads (on aura compris que j’ai une dent contre ces engins), et on comprend soudainement qu’effectivement, on ne résout pas ses problèmes en les fuyant.
Outre que quelques milliers d’hectares de bonnes terres et de paysages exceptionnels ont été définitivement saccagés dans l’histoire (je passe aussi sur la question des résidences secondaires, qui est plus évidente), on s’aperçoit qu’à la division d’intérêts s’est ajoutée la division géographique, et que notre société est plus que jamais atomisée et incapable de s’inventer un destin commun, et tout aussi incapable de poser un quelconque diagnostic sérieux.
Parce que poser un diagnostic dans une situation comme la nôtre impliquera forcément d’avoir à faire quelque chose (si on prenait vraiment conscience de la réalité des choses et qu’on ne fasse rien, on se sentirait très mal), et justement, ce qu’on a surtout appris ces 30 ou 40 dernières années, c’est à résoudre les problèmes par la fuite en avant (dont le principal avatar est ce que nous appelons « croissance » : puisque nous ne savons pas créer une société équitable et sereine, produisons et consommons toujours plus de n’importe quoi, utilisons toujours plus de ressources et d’espaces, pour un semblant de prospérité, et après nous le déluge).
Choc migratoire
On ne peut pas évoquer les divisions traversant la société corse sans parler évidemment de la question de la confrontation entre Corses et Continentaux.. Cette confrontation est réelle, même et surtout s’il est très difficile de définir qui est Corse et qui ne l’est pas, et il ne sert à rien de la cacher sous le tapis.
Il y a effectivement aujourd’hui un afflux massif d’arrivants en provenance de toute la France, dont la majorité n’ont pas de lien avec la Corse, qui pose un certain nombre de difficultés : le sentiment – tout à fait compréhensible – pour les Corses d’être noyés dans la masse et d’être destinés, à terme, à finir dans des réserves d’Indiens. Et en face, de la part des arrivants, le sentiment – tout aussi compréhensible – de ne pas être toujours accueillis avec enthousiasme.
Cette division culturelle est bien réelle, et problématique, d’autant plus que, malgré tous les succès du riacquistu, l’identité culturelle corse est très fragile, et les Corses eux-mêmes ont bien du mal à garder vivante cette culture, qui n’avait donc pas besoin d’une accélération du flux migratoire.
Mais ce flux pose d’autres problèmes, dont le premier est simplement que nous avons bien du mal, en termes d’infrastructures, à répondre à l’arrivée de 3 ou 4000 résidents supplémentaires chaque année, d’où des tensions supplémentaires, notamment sur le logement qui n’avait pas non plus besoin de ça.
Le second est à nouveau d’ordre social, puisque ces nouveaux arrivants sont financièrement et socio-culturellement bien mieux armés que la société dans laquelle ils s’insèrent. Et ces deux dernières questions n’ont rien à voir avec une polarisation Corses / Continentaux. Les nouveaux arrivants pourraient tous être des Corses que ces deux problèmes resteraient bien réels.
Inégalités générationnelles
Très rarement abordée, la question générationnelle en France est magistralement étudiée par un sociologue nommé Louis Chauvel. Elle se pose de manière particulièrement cruciale en Corse.
En résumé : la génération qui prend sa retraite aujourd’hui est globalement la plus favorisée de l’histoire. La génération précédente de retraités était pauvre. La génération suivante sera nettement moins riche. Cette génération a de bons revenus (supérieurs au revenu moyen des actifs, autre anomalie historique et sociale), et surtout, la bulle immobilière a fait exploser la valeur de son patrimoine, qui est largement immobilier. De plus, c’est une génération très bien représentée politiquement, puisque en 1981, on comptait 1 député de moins de 40 ans pour 1 député de plus de 60 ans ; en 2007, on comptait 9 députés de plus de 60 ans pour un seul de moins de 40. C’est donc une génération qui concentre un pouvoir politique et économique inédit dans l’histoire, et ce n’est pas sans poser de problèmes.
Économiquement, on a assisté au cours des années 2000 à un transfert de richesses inédit depuis les actifs vers les retraités, principalement par le biais de l’immobilier : les jeunes sont soit locataires, soit acheteurs nets d’immobilier. Au-delà de 55-60 ans, on devient vendeur net, ou bien on reste propriétaire et on loue ses biens. Quand le prix de l’immobilier et des loyers explose, ce sont les propriétaires et les vendeurs qui sont avantagés, et en l’occurrence, en ce début de siècle, les retraités.
Il y a bien un flux financier en sens inverse : les parents reversent à leurs enfants beaucoup d’argent sous forme de donations. Problème : ce flux est volontaire, alors que le flux inverse est imposé (on est bien obligé de se loger, alors qu’on donne à ses enfants si on le veut bien). Ce flux est inégal (tous les parents ne peuvent pas donner, tandis que tous les actifs sont obligés de cotiser pour les retraités). Ce flux est infantilisant (alors que les actifs devraient vivre dignement de leur travail, ils se retrouvent nombreux à devoir compter sur leurs parents pour acheter leur logement ou simplement boucler leurs fins de mois), etc.
En Corse, viennent s’ajouter quelques spécificités. Alors que les retraités pauvres sont devenus très rares en France (5% seulement touchent le minimum vieillesse), ils sont nombreux en Corse : 25%. Ce qui ne veut pas dire que nos retraités soient globalement pauvres, non, au contraire, la majorité est très à l’aise, et notamment, les retraités qui viennent ou reviennent finir leurs jours en Corse. La misère, parmi nos retraités, se trouve plutôt chez ceux qui sont toujours restés en Corse, où ils ont eu des carrières modestes, des salaires réduits, et ont parfois eu une partie de leur revenu non déclaré. Même parmi cette catégorie des retraités, qui pourrait sembler relativement homogène, nous sommes donc champions en inégalités.
Autre caractéristique corse, le poids relatif des retraités est très important (nous avons plus de vieux que la moyenne occidentale, qui est déjà élevée), au point qu’on parle d’en faire un des principaux moteurs économiques de la société corse. Mais les emplois de service à la personne sont des emplois particulièrement peu valorisés, et ne feront qu’accentuer le clivage actifs pauvres / retraités riches, exploiteurs / exploités. D’autant que le capital étant largement concentré entre les mains des retraités, les actifs auront bien des difficultés à créer des entreprises solides.
Accepter le conflit
On pourrait trouver d’autres clivages, bien entendu. La société corse est multiplement divisée, et surtout, particulièrement réticente à évoquer ses divisions. Mais ne pas accepter de poser un diagnostic précis de ce que nous sommes revient à poser l’impossibilité de résoudre nos problèmes.
Notre premier travail, si nous voulons trouver des solutions à la crise que vit la Corse, est de mettre à plat tous ces conflits d’intérêt, toutes ces divisions. Sans haine mais sans concessions : il vaut mieux dire des choses inexactes ou outrancières dans un débat public que de les ruminer en secret et finir par sombrer dans la vraie violence. La démocratie, c’est l’acceptation du conflit et son règlement collectif et équitable. Refuser le conflit ne peut conduire qu’à l’aggravation des problèmes, et, in fine, à la haine.
Nous pouvons assez peu compter sur notre classe politique ou nos intellectuels, pas forcément parce qu’ils sont incompétents ou malhonnêtes, mais parce qu’ils appartiennent largement à la fraction de la population qui, de fait, est plutôt favorisée (pour l’instant) par la situation. Et même avec la plus grande honnêteté, on a du mal à penser de manière critique une situation qui nous est favorable. Ils ne peuvent pas mener ce débat seuls, nous devons nous en mêler.
il est très agréable de voir quelqu’un porter un regard « neutre » sur l’état actuel de la société en Corse. Merci pour ces réflexions qui permettent de se faire une meilleure photo et je suis sur qu’il y aurait encore beaucoup à faire pour qu’elle soit le plus réaliste possible. Au delà le plus dur restera à faire avec des propositions pour améliorer l’existant.
La première proposition serait je pense justement de trouver le moyen adéquat pour avoir une photo représentative de la société, et à mon avis cet outil reste à construire (hormis les employés de l’NSEE je ne suis pas sur que toutes les données récoltées sont exploitées par les citoyens par exemple). Aurais-tu des pistes vers la création d’un tel outil démocratique?
Xavier
2 mai 2012 at 13:11
Je me demande pourquoi votre réflexion part du fait qu’il ne serait pas une évidence que la société corse soit traversée par des intérêts contradictoires.
yes
20 juin 2012 at 23:11
[…] On ne décrète pas un peuple : on le construit, et cette construction passe nécessairement par le travail d’analyse et de résolution des contradictions qui le traversent, ces contradictions ne pouvant être oubliées que très ponctuellement au nom de […]
Cantà nustrale (2) : quale serà | 1000 idées pour la Corse
13 octobre 2013 at 10:36
« Une société démocratique est une société qui accepte la division en son sein. C’est la recherche absolue de l’union qui constitue un péril» Claude Lefort
resituons le contexte : Lefort est un philosophe du courant anti-totalitaire qui a beaucoup travaillé sur le stalinisme après guerre
manca
13 octobre 2013 at 20:55