Idée n°112 : fabuler !
La parution du second numéro de la revue Fabula est une occasion unique pour moi de faire valoir mon droit à la paresse en recyclant sans la moindre vergogne le texte que j’avais écrit pour le premier numéro. Texte totalement mégalo, à la gloire du fabuleux ministre de l’Oïkos, sous forme d’une interview revenant, des décennies plus tard, sur la fabuleuse aventure de la Corse indépendante.
Il était question dans ce premier numéro d’une Marine le Pen arrivant au pouvoir en France et donnant l’indépendance à notre chère île, déclenchant un séisme salutaire qui ne tarderait pas, sous l’impulsion du fabuleux gouvernement de salut public, à générer une Corse… différente.
Il est question dans le second numéro d’une fabuleuse montée des eaux tout aussi transformatrice de la société et du paysage…
Une série d’événements fabuleux est prévue en Corse cet été pour fêter la sortie de ce second numéro, mais nous n’en savons pas plus pour l’instant.
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Fabula #1, automne 2012, ministère de l’Oïkos.
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New York, janvier 2101. Pour fêter l’entrée dans le nouveau siècle, pendant un mois, le Wall Street Permaculture Journal, premier quotidien anglophone mondial, revient sur les événements marquants du siècle écoulé. L’édition du 1er janvier est intégralement dédiée à l’aventure de l’indépendance Corse de 2017. Le quotidien titre en une « Cette petite île qui a étonné le monde ». On y reprend notamment une interview parue en 2067, pour les 50 ans de l’indépendance : l’interview du Ministre de l’Oïkos.
Fabien Abraini, vous avez participé en 2017 au premier gouvernement de la Corse indépendante, en tant que « Ministre de l’Oïkos ». Pouvez-vous nous expliquer ce qu’était ce ministère ?.
Nous trouvions absurde de séparer l’économie, « oïkos nomos », la gestion de la « maison », et l’écologie, « oïkos logos », la science de la « maison ». Comment peut-on gérer un territoire si on ne le comprend pas ? Nous avons donc créé un ministère qui s’occupait de ces deux aspects en même temps, plus quelques autres points complémentaires. Il comprenait l’économie, les finances, l’écologie, l’agriculture, etc. Tout ce qui devait faire la richesse de notre maison corse, en somme.
Rappelez-nous dans quel contexte s’est produite l’indépendance.
Quand Marine le Pen nous a donné l’indépendance, en 2017, ses intentions n’étaient pas très claires : je pense qu’elle était persuadée que nous serions incapables de nous débrouiller, que nous allions tous crever de faim sur notre île, et très vite supplier d’être réintégrés dans la République. Suite à cette humiliation, les nationalistes seraient définitivement discrédités. Et en fait, tout le monde pensait que nous ne tiendrions pas six mois. A part quelques indépendantistes acharnés, et ils n’étaient pas nombreux, personne ne croyait à la viabilité d’une Corse soudainement indépendante.
Ils se trompaient lourdement…
En fait, pas tant que ça. Même avec tout notre courage, nous n’aurions pas tenu longtemps si le gouvernement Le Pen n’avait pas commis quelques erreurs qui nous ont rapporté gros. En fait, le ministère de l’Oïkos, la première année, aurait pu s’appeler « Ministère de la survie à court terme ». Notre mérite a été de tenir un an, le temps de réaliser le hold-up qui nous a permis de continuer.
Un hold-up ?
Du point de vue du droit international, l’indépendance décrétée unilatéralement par la France était illégale. Tout ça avait été fait sans trop de réflexion, sur un coup de tête. Mais en Corse, nous avions pas mal d’avocats, de juristes, qui, ma foi, ne se débrouillaient pas mal. On a monté une petite équipe, on a planché 6 mois sur la question, et on est montés à Paris, en menaçant d’un procès devant un tribunal international. Il y avait tellement de failles juridiques dans cette indépendance qu’ils ont bien été obligés de négocier.
Par exemple ?
Le dossier des retraites. Après le grand exode de l’hiver 2018, il restait encore 40 000 retraités en Corse. Paris comptait bien les oublier. Mais ils avaient cotisé toute leur vie dans des caisses françaises. Leur retraite leur était due. En clair, jusqu’à ce qu’ils aient tous disparu, chaque mois, la France devrait leur verser leur pension. Et ça énervait beaucoup Marine Le Pen, qui comprenait qu’elle allait payer pour les Corses pendant des années. Quand en plus on lui a rappelé que chez nous même les morts votent, et qu’il lui serait très difficile de vérifier qui était encore vivant ou pas parmi nos retraités, et donc qu’elle allait sans doute payer très longtemps pour des morts, elle a craqué.
Et qu’avez-vous obtenu ?
On a négocié un paiement forfaitaire. La France nous versait le montant correspondant à ces retraites, et nous nous chargions de les payer année après année. Évidemment, dans la précipitation, on a gonflé tous les chiffres : nos vieux étaient les plus nombreux et avaient la meilleure espérance de vie de toute la galaxie… Bref, ça et quelques autres points, on est revenus avec de quoi boucler notre budget pour quelques années.
Et qu’avez-vous fait de cette manne ?
Attention, même si c’était confortable, ça ne réglait pas tout, loin de là, ça ne nous rendait pas riches. Mais ça nous a permis de mener quelques actions qui nous ont vraiment rendus indépendants : on a remboursé toutes les dettes, même celle des ménages avec des emprunts immobiliers, et on a viré toutes les banques. On a créé notre propre banque, on a pu commencer à travailler à notre indépendance énergétique et alimentaire, et on a même créé notre propre compagnie maritime.
Cette histoire de bateaux, c’était le deuxième hold-up
Là encore, c’était une erreur majeure du gouvernement français, qui nous a débarrassés de la SNCM et de la Corsica Ferries en même temps. La SNCM ne vivait que de l’enveloppe de la continuité territoriale (une somme invraisemblable qu’on versait pour financer les transports vers la Corse). La Corse indépendante, c’était la fin de cette enveloppe, et donc de la SNCM. La Corsica Ferries, elle, vivait surtout du transport des touristes, mais des touristes en 2018, on n’en a pas vu beaucoup. Exit la Corsica Ferries.
Et ensuite ?
Les deux compagnies, qui avaient déjà des problèmes depuis longtemps, ont été liquidées et leurs navires vendus aux enchères. Mais on était en pleine crise économique mondiale. Personne n’avait besoin de bateaux. On a quasiment été les seuls enchérisseurs, et on a eu notre flotte pour une bouchée de pulenda.
Il nous fallait 6 bateaux, par sécurité nous en avons racheté 8. 4 cargos mixtes et 4 ferries.
6 bateaux seulement, ça suffisait ?
En 2018, les Corses ont retrouvé le plaisir de l’été sans les hordes de visiteurs. Nous avons alors décidé que l’été, ce devrait être ça, désormais. Fini les millions de touristes, et donc plus besoin de ces flottes pléthoriques qui ne tournaient en fait que quelques semaines par an. Du coup, notre compagnie maritime s’est révélée très rentable.
Parlez-nous de l’exode, et de ce premier hiver qui n’a pas été facile.
A l’automne 2017, nous étions totalement désorganisés. La Corse ne produisait quasiment rien, les caisses étaient vides, et personne ne voulait nous prêter d’argent, le risque était trop grand. L’approvisionnement depuis Marseille était coupé, les supermarchés dévalisés depuis longtemps. Le chaos.
C’est l’ambition politique des autres qui nous a sauvés.
Comment ça ?
Marine Le Pen avait complètement négligé le contexte international : l’Italie espérait bien nous reprendre sous sa coupe. Mais l’Union Européenne avait d’autres projets pour nous. Une région qui sortait des états nations, c’était pain béni pour elle. Nous devions devenir un symbole, celui de la petite région européenne indépendante. Une manière de se venger des ambitions nationalistes des Le Pen, et de relancer une construction européenne vacillante. Du coup, l’Union européenne et l’Italie sont entrées dans une surenchère vis-à-vis de la Corse. C’était à celui qui nous en donnait le plus. On a été nourris à l’œil pendant un an. Ca a été notre hold-up numéro zéro. Mais quand même, le temps que tout ça se mette en place, il s’est passé de longues semaines, et beaucoup ont préféré partir. Ça a été le premier exode.
Il y en a eu un second ?
Une des grosses faiblesses de la Corse de l’époque, c’était l’énergie. Quand elle a vu qu’on ne mourrait pas de faim, Le Pen a voulu nous couper l’électricité. Aux premiers froids, la France a rappelé tous les employés d’EDF sur le continent. Bien sûr, tous ne sont pas partis, quelques désobéissants sont restés mais le temps qu’on réorganise tout ça, on a passé un hiver presque sans électricité et pas mal de monde est encore parti.
Et une fois de plus, ça s’est retourné en votre faveur.
Parmi ceux qui ont choisi de rester, il y a eu un mouvement de solidarité sans précédent. Au plus froid de l’hiver, ceux qui possédaient un moyen de chauffage ont accueilli ceux qui n’en avaient pas. On s’est regroupés, on s’est tenu chaud. C’est à ce moment-là qu’est né l’embryon de la société corse future. Et aussi qu’a été conçue la première générations de petits Corses indépendants. La natalité a triplé à l’automne suivant.
Il n’est pas resté grand-monde ?
Non, d’autant qu’excédée, Marine Le Pen a lancé un ultimatum au printemps : les Corses avaient trois mois pour décider s’ils voulaient rester sur l’île, et ils devaient abandonner leur nationalité française, ou rentrer en France. Notez que juridiquement, ça ne tenait pas la route non plus, mais ça a suffi pour nous enlever encore quelques dizaines de milliers de gens, et surtout, pour enlever toute volonté de retour à ceux qui étaient déjà partis. A la fin de l’année, quand nous nous sommes comptés, nous étions 150 000.
Et c’était suffisant pour faire vivre la Corse ?
Cet exode, c’est la meilleure chose qui nous soit arrivée. Les 150 000 qui sont restés aimaient vraiment la Corse, voulaient vraiment réussir, et il étaient prêts à tenter des choses vraiment nouvelles. Et puis, ça faisait quelques années qu’une grosse partie d’entre nous en avait marre de ce délire consumériste et spéculatif qui rongeait la Corse. D’une certaine manière, nous étions mûrs pour nous libérer, il ne manquait que la secousse pour nous décrocher de la branche.
Fin 2018, l’horizon s’est éclairci ?
A court terme,oui. Nous n’avions plus de problème financier immédiat, on avait remis en route les services de base, et pus personne ne contestait notre indépendance pour l’instant. Mais tous les problèmes n’étaient pas réglés pour autant.
Par exemple ?
Le chômage était massif. Tous les secteurs liés au bâtiment et au tourisme étaient sinistrés : plus personne ne construisait rien, et la saison touristique avait été catastrophique. On ne pouvait pas laisser tout ce monde sur la touche.
Comment vous y êtes-vous pris ?
Nous avons réorienté l’économie vers ce qui nous paraissait essentiel. Pour le BTP, c’était l’isolation et l’entretien des logements existants, les murs en pierre sèche pour l’agriculture, etc.. C’était essentiel pour aller vers l’indépendance énergétique et alimentaire et ça a évité pas mal de chômage.
Et nous avons décrété la semaine de 4 jours modulables. Modulables, ça veut dire qu’en fonction des circonstances, nous pouvions faire varier la durée légale de la journée de travail. Au moment où nous l’avons mise en place, le chômage était massif, nous avons décrété la journée de 5h maximum. Une semaine de 20h.
Et c’était suffisant pour faire tourner l’économie de la Corse ?
Dans ces circonstances particulières, oui. Toutes les infrastructures étaient largement suffisantes pour des années. De multiples tâches n’avaient plus à être accomplies pour l’instant. Nous avons simplifié beaucoup de choses, aussi. Et l’urgence était à la formation : nous avions des maçons qui avaient appris à construire d’immondes maisons en parpaing, et nous, nous avions besoin de tout autre chose. Il a fallu former tout ce monde. En commençant par former les formateurs. Ça nous a occupés un moment.
Et cette fameuse journée du vendredi ?
Nous pensions que ce dont nous avions surtout besoin, c’était de retrouver une véritable culture commune. Une sorte de ri-riacquistu, mais qui inclurait des connaissances autres qu’identitaires. D’où le ministère de l’éducation populaire. Quand nous avons décrété la semaine de 4 jours, le vendredi est devenu un jour chômé. Nous avons décidé d’en faire le jour de tous les savoirs. Nous avons organisé un peu partout des formations, des débats, des conférences… Nous ne savions pas si ça allait marcher, nous pensions qu’il faudrait rendre cette journée obligatoire.
Et ?
Ça n’a pas été nécessaire du tout. Les Corses se sont approprié ce jour. C’est devenu le jour où nous inventions notre avenir. Nulle part sur terre il n’existait quelque chose de semblable. Les journées on vite débordé vers les soirées. On se réunissait partout, et on ne voulait pas finir. Le week-end, on allait concrétiser les utopies du vendredi sur le terrain, la Corse s’est mise à grouiller d’activité. Ca a été la source de la deuxième vague de natalité, aussi.
En fait, on s’économisait en début de semaine, on se contentait d’assurer toutes les tâches obligatoires en se partageant le travail, et le vendredi, on commençait à construire vraiment la Corse.
Mais 20h par semaine, ça ne devait pas laisser un gros salaire.
Non, mais il était bien suffisant. D’abord parce que l’appétit pour la consommation avait considérablement baissé. Et ensuite, parce que nous avons instauré une sorte de revenu minimum en nature.
Précisément ?
Un des gros problèmes de la Corse d’avant, c’était le logement. Un travailleur pauvre pouvait dépenser la moitié de son salaire pour se loger. Dans la Corse de 2019, nous avions pléthore de logements vides. Nous les avons gardé en bon état, et tout citoyen corse était assuré d’un logement avec un équipement collectif, mais aussi de transports gratuits, de soins, etc… Donc même avec le salaire d’un mi-temps, on vivait bien. Ça nous a permis aussi d’influer sur la consommation.
Comment ça ?
C’est simple. A partir du moment où tous les biens fondamentaux étaient gratuits, on a pu se permettre de taxer le superflu. Rien n’était interdit, mais certains produits étaient fortement taxés, surtout ce qu’on devait importer.
Par exemple ?
Par défaut, tout ce qui n’était pas gratuit était taxé à 200 %. Sauf ce que nous définissions explicitement comme ne devant pas l’être. Les télés étaient taxées. Pas les livres. Les voitures étaient taxées. Pas les débroussailleuses. Les œufs d’élevage industriel étaient taxés. Pas les œufs fermiers, etc.
Et les Corses ont accepté ça ?
Oui. La clé de l’indépendance, c’était la sortie du consumérisme. Nous étions écoeurés de la surconsommation, tout le monde voulait en sortir depuis longtemps, mais personne n’avait la force de le faire. Là, les événements nous ont littéralement sevrés. C’était comme sortir d’une douloureuse toxicomanie. Presque tout le monde s’est mis à trouver bien plus agréable de se réunir à 10 ou 20 pour une veghja que de regarder chacun sa télé tout seul chez soi.
Des produits industriels, quand même, il a bien fallu en importer. Comment avez-vous pu les payer ?
D’abord, le volume d’importations avait nettement baissé. Nous n’importions plus beaucoup d’automobiles, par exemple. On a fait durer celles qu’on avait le plus longtemps possible, et on a totalement repensé les transports. Pareil pour les télés, et tout un tas d’objets. On a créé des ateliers capables de réparer tout ce qui était réparable. On est sortis de la civilisation du jetable : repair, recyle, re-use, comme disent les anglo-saxons. On a mis en commun tout ce qui était mutualisable, aussi.
Et puis le tourisme nous a permis de couvrir largement ce qu’il restait indispensable d’importer.
Vraiment ? Je croyais que vous aviez baissé drastiquement le nombre de touristes ?
Oui, mais justement, c’est là qu’on a été vraiment malins. On a fixé à 100 000 le nombre de touristes maximum acceptable en Corse à un instant t : il ne devait jamais y avoir en Corse plus de 100 000 touristes présents en même temps. C’était quatre fois moins qu’en août 2017. C’était précisément ce que nous pouvions transporter avec nos flottes maritimes et aériennes. Et 100 000, ça claquait bien, c’était parfait pour notre plan marketing.
Un plan marketing ?
Ben oui, on a fait savoir que les places pour la Corse seraient rares désormais. Et il y avait un paquet de monde qui voulait encore profiter de nos plages, surtout maintenant qu’elles n’étaient plus surpeuplées. On a fait monter les enchères : ce qui est rare est cher. Du coup, avec 4 fois moins de touristes en haute saison, on a fait rentrer autant d’argent qu’avant.
Mais seuls les riches pouvaient se payer ça. C’était pas insupportable ?
Ca aurait pu, mais là, c’est nous qui fixions les règles, et on les faisait respecter. Si quelqu’un n’était pas content, on le remettait dans le premier bateau. Très vite, en été, on a eu une clientèle très paisible, très cultivée, qui trouvait charmant de venir passer ses vacances dans une si belle île au milieu de révolutionnaires tellement intéressants.
Et puis hors saison, on a mis en place autre chose, qui a permis à beaucoup de monde de venir visiter la Corse presque gratuitement.
Quoi donc ?
Dès septembre, il était possible de venir en Corse dans une forme de tourisme participatif. Vous veniez, vous participiez pendant une semaine à des chantiers collectifs, et ça vous donnait droit à un passe qui permettait d’aller n’importe où en Corse et d’être logé gratuitement la semaine suivante. Ça a été très vite un succès. Le terme « pumataghju » a pris un sens différent. Avant, le pumataghju était le touriste inutile qui se nourrissait de tomates de supermarché. C’est devenu le touriste utile qui participait à la production de tomates bios.
Logés gratuitement, ça fait rêver.
Et oui, du logement, on n’en manquait pas. En fait, on a fait en sorte de garder dans chaque commune un certain nombre de logements vides, entretenus et dotés d’équipements collectifs. Ça permettait de loger immédiatement n’importe quelle personne qui avait besoin ou envie d’être logé là : les touristes, celui qui venait travailler dans la commune, ou monter un projet. Ça a été un extraordinaire accélérateur d’initiatives : des gens travaillaient sur un projet commun sur Internet, et s’ils avaient besoin de se rencontrer, ils pouvaient le faire n’importe où en Corse.
Corté, de par sa position centrale et la présence de l’université, est devenu une ruche où toute la Corse se rencontrait pour travailler à des projets tous plus imaginatifs les uns que les autres.
En fait, on était un peu au paradis : du logement pour tous, mais plus un seul agent immobilier, ils avaient tous fait faillite. Un rêve éveillé.
C’était pas un peu communiste, comme système ?
Certainement pas. Jamais on n’a été aussi libre en Corse, jamais il n’a été aussi facile d’entreprendre ou de penser. Quand vous n’avez pas de dette, qu’on vous assure quoi qu’il arrive des moyens d’existence, et que vous pouvez vous installer n’importe où, vous pouvez prendre le risque de créer votre entreprise, de tenter des choses nouvelles ou difficiles, ou à l’inverse prendre le temps de penser, de rêver.
Nous avons simplement incité les entrepreneurs à créer plutôt des coopératives. On a pris le modèle français de la SCIC, on l’a un peu simplifié, et c’est devenu le modèle-type d’entreprise en Corse. Et pour ceux qui voulaient faire fortune, il restait les autres modèles, nous n’avons rien interdit. Nous n’aidions pas, c’est tout.
Il s’est créé un peu partout des clubs d’investisseurs solidaires. Des retraités, souvent, qui accompagnaient les jeunes dans leur création d’entreprise. Jamais autant de Corses n’avaient créé d’entreprises. Mais plutôt que de la concurrence, on cherchait de la coopération. Plutôt que de faire fortune, on cherchait à être utile.
Et cette liberté économique avait son pendant intellectuel et politique. Il était tout à fait admis (et possible) de prendre une semaine, un mois ou un an de congé le temps de réfléchir en profondeur à telle ou telle question. Si vous tenez vraiment à nous caser quelque part, nous étions bien plus proches de l’anarchisme que du communisme.
Il y a eu aussi cette histoire d’AOC ?
Il y avait un petit groupe de jardiniers cortenais qui expérimentait pas mal de trucs. Notamment, ils avaient adapté diverses plantes à notre climat et créaient de nouvelles variétés. Dont une variété de cannabis d’une incroyable qualité.
Cette variété nustrale a débouché naturellement sur une AOC cannabis de Corse. Ca nous a bien aidés à relancer l’agriculture, à lutter contre les incendies, a rentabiliser le tourisme, et même à le réguler : les gens venaient en Corse même en plein mois de janvier pour notre cannabisu di corsica. Du coup, on a eu nos 100 000 visiteurs toute l’année, et les recettes par touriste ont doublé. En fait, au total, on s’est retrouvé avec exactement le même nombre de touristes qu’en 2017, mais répartis régulièrement sur toute l’année. Finie l’overdose touristique annuelle. Et notre rapport à l’autre a complètement changé.
Comment ça ?
Un des gros risques de l’indépendance, c’était qu’on se renferme sur nous-mêmes, qu’on s’arc-boute sur ce qu’on considérait comme notre culture, notre identité. Avec 100 000 étrangers en permanence sur notre sol, perpétuellement renouvelés, qui pour la plupart participaient activement aux grands travaux de l’île pendant la moitié de leur séjour et nous apportaient sans cesse des idées nouvelles, nous avons complètement évité cet écueil. D’autant que petit à petit, on s’est mis à intriguer le monde entier, et à attirer des universitaires, des intellectuels, des activistes, des utopistes des cinq continents. Jamais on n’avait été aussi ouverts au monde. Ce qui ne nous a pas empêché de sauver notre culture, bien au contraire. Partout, on s’est remis à parler Corse, à réapprendre notre histoire, et surtout, à la réécrire. Nous ne cherchions plus à sauver une identité fantasmée, nous créions notre identité, nourrie de toute notre culture ancienne et de tout ce que nous inventions de nouveau.
Et les gens repartaient avec leur cannabis ?
En fait, oui. Les douaniers en France et en Italie prenaient leur part et fermaient les yeux. Les autorités trouvaient d’ailleurs ça très bien. La famille Le Pen était une grande amatrice de cannabis corse. Des connaisseurs. Les touristes repartaient avec 50 ou 100g, et ils en revendaient la moitié, ça leur payait le voyage. On sait qu’une grosse partie alimentait le gouvernement français et l’assemblée nationale. Ça explique sans doute pourquoi la France est devenue un pays aussi cool sous l’ère Le Pen.
Qu’avez-vous fait ensuite ?
Ensuite, on s’est occupé de l’informatique et d’Internet. C’était la clé de la réussite. On a créé un réseau citoyen, et on a progressivement installé des logiciels libres sur tous les ordinateurs de Corse. Ca nous a fait faire encore des économies. Mais surtout, ça nous a permis de changer notre rapport à l’informatique. On installait Linux chez les gens, et on en profitait pour les former. Pas tous, évidemment, mais au bout de deux ou trois ans, on avait suffisamment d’informaticiens corrects sur le territoire pour que notre rapport à l’informatique change : de consommateurs et de récepteurs, nous sommes globalement devenus acteurs et émetteurs.
D’une pierre deux coups.
C’est un principe de base de permaculture. Si une action a un effet positif, c’est bien. Si elle en a plusieurs, c’est mieux. Là, on avait des effets positifs en cascade. Des économies, de l’autonomie, du coup des gens qui se mettent à chercher et à trouver de nouvelles idées, qui acquièrent une nouvelle culture, et qui se mettent à comprendre des choses complexes comme la permaculture, justement.
On a du mal à le croire aujourd’hui, mais en 2017, presque personne ne connaissait la permaculture en Corse, et personne ne la pratiquait vraiment.
C’est pourtant vrai. Aujourd’hui, on commence à en apprendre les grands principes quasiment dès le berceau, mais à l’époque, très peu en avaient entendu parler. Et puis, en 2021… Ça faisait deux ou trois ans que toute la Corse grouillait d’échanges et soudain, cet hiver-là, un certain nombre de choses sont apparues comme évidentes à tous. Le modèle démocratique qu’on voulait, l’inutilité de la croissance économique, l’agroécologie, la permaculture, et finalement la sortie de l’Union Européenne…
Sortir de l’Europe ça, c’était couillu !
Franchement, pas tant que ça, et quand on y réfléchit, c’était évident. Cet hiver-là, nous avions esquissé un modèle démocratique. Et quand on y a regardé de près, ce que nous voulions était à peu près l’antithèse du fonctionnement technocratique européen. Et puis, on savait maintenant qu’on voulait être vraiment indépendants. Et on avait expérimenté pas mal de choses en matière de monnaies locales, on voulait aller plus loin sur cette question, donc l’Euro devenait inutile.
Vous n’avez pas beaucoup parlé d’écologie et d’agriculture !
C’est vrai. Mais c’est qu’en fait, on n’a rien fait d’exceptionnel sur ces plans les premières années. En matière de protection de l’environnement, le principal événement, ça avait été de stopper toute construction, mais on n’y était pour rien. Le massacre s’était arrêté tout seul. On avait quand même réussi à réduire les incendies, en faisant travailler les plus dégourdis de nos pumataghji à des travaux de débroussaillement. En matière d’agriculture, nous n’avions rien fait d’extraordinaire, si ce n’est repenser la question foncière, mais c’était devenu facile avec l’arrêt de la pression démographique. A part relancer la construction des murs en pierre sèche, nous avions juste soutenu les actions existantes qui nous semblaient bonnes : incitation à la qualité, circuits courts, soutien à l’installation de jeunes, et nos fameuses AOC.
Et là, d’un coup, pendant cet hiver 2021, d’un seul coup, tout le monde s’est mis à parler agroécologie, permaculture, territoire en transition… En fait, nous n’avons eu qu’à accompagner le mouvement. En quelques mois, tout le monde se passionnait pour les écosystèmes, les sols, les cycles écologiques, l’organisation rationnelle d’un territoire, la gestion des ressources rares, l’agriculture urbaine… et le système productif hérité des Génois.
Les Génois ?
En fait, la Corse avait déjà bénéficié d’un système agricole très performant, hérité de l’époque génoise. Ce système n’avait pas survécu à la folie du 20ème siècle, mais il en restait des vestiges, et, semble-t-il, une sorte de trace dans le génome corse. En nous inspirant de ce que nous savions de ce système, et en y appliquant les principes modernes d’agroécologie et de permaculture, nous avons créé un modèle agricole et écologique fantastique. En 20 ans, la Corse est devenue quasiment autonome sur les plans alimentaire et énergétique, en accroissant sa biodiversité, sa résistance aux changements climatiques, et surtout, sa beauté.
Rapidement, quels sont les grandes caractéristiques de ce modèle ?
Beaucoup d’arbres, toujours en association avec d’autres cultures, tous les éléments sont en relation les uns avec les autres, on économise et on recycle toutes les ressources, on préserve et on améliore naturellement les sols, on organise rationnellement le territoire par bassin versant reliés entre eux, on utilise les moyens techniques avec modération et précision… Mais surtout on accroît perpétuellement les savoirs et savoir-faire des humains qui peuplent le territoire et qui travaillent largement en coopération. Parce que la permaculture est avant tout ce qui n’oppose pas : il est tout à fait possible et même bien plus facile d’augmenter la coopération et l’émulation, la biodiversité et la productivité, la rigueur et l’imagination, la rationalité et la beauté, l’amour de soi et celui de l’autre, etc.
Ce que la Corse a réussi en fait sur tous les plans ?
Oui, nous avons créé un lieu où on rêve perpétuellement, mais où les rêves sont toujours réalisés. Un lieu où on ne fait que jouer, mais où on joue pour de vrai. Un lieu protégé mais ouvert. Un lieu totalement autonome où les citoyens gèrent eux-mêmes toutes les affaires de la cité…
Et du coup, un jour, on a supprimé les ministères et renvoyé les ministres. Nous avions atteint notre but ultime : nous ne servions plus à rien.
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c’est beau la vie…
cet article m’a rafraichi le cerveau et apres l’avoir lu je me sens apaisé…
un moment de plénitude innatendu dans un dimanche matin calme et résigné sur fond d’ été naissant…
merci Fabien!
Anonyme
16 juin 2013 at 11:59
Le ministère de la vérité était pas mal en son genre aussi.
Mlum
22 juin 2013 at 11:07
Fabien j’ai souri, j’ai même eu les larmes au yeux. Plaise au dieux que notre avenir ressemble à cela. Merci en tout cas pour ce doux délire qui j’espère un jour sera le quotidien de nos enfants.
Basgi.
Pierre-Henri
Anonyme
16 juillet 2013 at 06:52
AH BEN VRAIMENT J’ADOOOOORE.!!!!!!! Bon com disait l’Autre « il n’est point besoin d’espèrer pour entreprendre » ……………..je lis vos textes au Hazard donc au petit bonheur la chance ……RE MERCI FABIEN!!!! je vais passer une bonne nuit grace à vous !!! Gabrielle de Casinca
Anonyme
9 août 2013 at 03:22