Idée n°123 : remettre Facebook à sa place (2)
Chaque fois que je me remets à essayer de faire avancer quelque chose de collectif en Corse (en ce moment, c’est la Permaculture), je me heurte à la même suspicion des habitants de cet île pour le réseau et ses outils. Alors même que notre position dans le monde et notre géographie pourraient faire d’Internet, pour nous, un formidable réducteur de handicaps, nous semblons refuser, en-dehors de quelques belles initiatives plutôt marchandes, de nous pencher sérieusement sur ce qu’il pourrait nous apporter.
Dans une île où les déplacements sont rendus difficiles par la géographie morcelée et montagneuse, où deux personnes peuvent, à l’extrême, se retrouver séparées de 4 heures de route, où organiser une réunion pour défendre la cause écologiste génère parfois des milliers de kilomètres de route cumulés, on pourrait penser que tout le monde se serait jeté sur internet et le travail collectif à distance, soit pour optimiser et prolonger ces rencontres physiques, soit pour gagner du temps en réduisant le nombre de réunions au strict nécessaire. Ce n’est pourtant pas ce que l’on constate, du moins pas dans le milieu associatif, la raison invoquée étant souvent et curieusement, d’ailleurs, qu’on n’a pas le temps d’utiliser les outils du net.
Le temps gagné et le gain d’efficacité ne sont pourtant pas, à mon avis, la caractéristique la plus fondamentale d’Internet pour la Corse. Ce qui fait d’Internet un outil potentiellement profondément utile à la Corse est sa structure même, ainsi que le mode de relation entre ses acteurs. Je développerai la question des relations entre les acteurs plus tard, je réserve cet article à la structure du net.
On rappelle parfois que l’un des handicaps majeurs de la Corse est lié à la notion de centres et de périphérie. La Corse, isolée géographiquement, faible démographiquement, se situe à la périphérie du monde moderne. Paris est un centre, notre centre principal (il nous le rappelle régulièrement), et nous ne faisons que graviter assez loin dans son orbite. Évidemment, sur les plans politique, économique et culturel, être à la périphérie est un handicap. Tout est plus difficile. Dans le monde physique, nous sommes condamnés à subir ce handicap d’être à la périphérie, loin des concentrations de richesses matérielles et culturelles.
Comme vous avez lu le précédent billet de ce blog consacré à Internet, vous n’avez pas manqué de profiter d’un dimanche pluvieux pour regarder une des conférences de Benjamin Bayart, par exemple celle qui l’a rendu célèbre (lui et son merveilleux humour d’ingénieur informaticien) : Internet libre ou minitel 2.0 ? . Vous aurez ainsi appris que l’une des caractéristiques principales d’Internet, historiquement, est d’avoir été créé comme un réseau a-centré, c’est-à-dire un réseau ne possédant ni centre, ni périphérie. Internet ressemble, en beaucoup plus gros, au réseau de droite sur cette image :
La différence entre ces deux réseaux, en termes de contrôle du savoir, est énorme : à gauche, pour que l’un des ordinateurs de la périphérie envoie de l’information à un autre ordinateur de la périphérie, il est obligé de passer par le gros ordinateur du centre. C’est donc cet ordinateur qui reçoit toute l’information circulant sur le réseau : il a tout le pouvoir, la périphérie n’en a que très peu. A droite, chaque ordinateur peut envoyer directement de l’information à n’importe quel autre, sans passer par un centre (puisqu’il n’y a pas de centre). Tous sont égaux.
De manière évident, pour les périphéries auxquelles nous appartenons, un tel type de réseau, d’autant plus si c’est un réseau gigantesque relié à tout le reste du monde, est une chance exceptionnelle : nos handicaps géographiques, culturels et économiques ont de fortes chances, sinon d’être abolis sur ce réseau, du moins d’être fortement réduits, puisque, pour reprendre la formulation de Benjamin Bayart dans sa conférence que vous n’oublierez pas de regarder dimanche prochain : « sur Internet, on a mis l’intelligence en périphérie« .
C’est à ce point que l’on revient au Facebook du titre : si Internet, dans ses débuts, ressemblait beaucoup à un réseau a-centré, il a eu tendance, à mesure qu’il se marchandisait, à recréer des centres. Vous les connaissez, ils s’appellent Google, Twitter, Orange ou Facebook. Tous ces passages plus ou moins obligés d’Internet qui tiennent le rôle de l’ordinateur central du réseau de gauche de l’image précédente. Quand vous utilisez Google, Google accumule des informations sur vous, devient plus fort, plus riche et plus incontournable, et donc enlève de l’intelligence à la périphérie : vous, nous. Quand Orange est le passage obligé en Corse pour avoir accès à Internet, Orange recrée un centre, prend tout le pouvoir, et nous rend dépendants d’une multinationale française. Quand l’état ou n’importe quel gros acteur exigera d’Orange qu’il coupe tel ou tel (forcément petit) acteur du net corse parce qu’il le dérange, Orange s’exécutera, et nous n’aurons que nos yeux pour pleurer. Je ne veux pas détourner mes amis nationalistes des causes essentielles qui les occupent ces jours-ci, mais il me semble que notre manière d’aborder Internet est l’antithèse absolue des notions d’autonomie ou d’indépendance. Et qu’à l’inverse, se saisir d’Internet pour de vrai pourrait être une formidable école d’autonomie. Un vrai exercice concret.
On commence quand on veut.
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