Idée n°140 : permacultiver (humblement)
Ça fait bientôt 15 ans que j’ai découvert la permaculture, et j’ai l’impression que le concept traverse un moment difficile. Il est devenu tellement à la mode qu’on n’y comprend plus rien, que certains, aidés par des médias assez peu rigoureux, y voient, sans trop rien en connaître, une sorte de technique magique permettant de nourrir le monde en se passant de pesticides et d’engrais de synthèse, dans des fermes à taille humaine où les grosses machines seraient bannies au bénéfice d’un travail manuel retrouvé, jamais vraiment pénible parce que les méthodes de la permaculture permettent de limiter sérieusement des tâches comme le désherbage ou le travail du sol. Et mieux, une expérimentation formidable dans la ferme du Bec Hellouin a montré que tout ça est viable, économiquement. La permaculture est officiellement rentable, et c’est l’INRA qui le dit.
Bon, ben voilà, c’est plié, il n’y a plus qu’à promouvoir résolument la permaculture, et à exiger que les agriculteurs conventionnels se convertissent, ils n’ont plus d’excuse pour continuer à nous empoisonner en toute impunité, ceux-là.
Sauf que…
La science et les conclusions abusives
Loin de moi l’idée de dénigrer le travail du Bec Hellouin, qui est remarquable par bien des aspects. Simplement, il est parfaitement illustratif de ce qu’on peut conclure et ne pas conclure de la permaculture, de ses possibilités, mais aussi de ses limites à partir de cette étude scientifique (au passage, dans le processus classique de design en permaculture, la méthode OBREDIM, eh bien, la seconde étape, le B, est pour « borders », limites. Et c’est un moment important pour qui veut vraiment aller plus loin : oublier de diagnostiquer sérieusement les limitations d’un projet augmente sérieusement les risques d’échec). Au Bec Hellouin, les conclusions sont intéressantes, mais forcément limitées.
D’abord, ce qui est évalué dans le rapport de l’INRA, ce n’est pas l’ensemble de la ferme du Bec Helloin. Ce qui est évalué, c’est une zone de moins de 2000m2 de cultures, dont 1000m2 de culture effective. Ce qui est très bien du point de vue scientifique : c’est bien délimité, il n’y a pas d’interférence avec le centre de formation ou d’autres activités de la ferme, on peut penser que l’évaluation est valable.
Avec deux précisions : le lieu bénéficie d’un apport important de fumier provenant d’un élevage de chevaux voisin, et de la commercialisation vers des restaurants gastronomiques, des magasins biologiques, un grossiste spécialisé dans le haut de gamme, de la vente directe de paniers à la ferme… Ce qui fait deux ressources pas exceptionnelles certes, mais tout de même de grande valeur : le fumier et la vente de produits hauts de gamme à des acheteurs prêts à payer un prix sensiblement supérieur au prix moyens du marché en maraîchage (et même en maraîchage bio).
Ce qui n’est pas répréhensible, mais limite la portée de l’étude. On ne peut conclure que pour cette situation précise et on ne peut extrapoler qu’à des situations proches : du maraîchage, seulement du maraîchage, et pour des situations où on peut accéder à des fertilisants locaux en quantité suffisante, et où on peut se permettre de cultiver des produits haut de gamme vendus à des acheteurs prêts à en payer le prix. On ne peut pas en conclure qu’il serait possible de généraliser le maraîchage permaculturel (il faudrait vérifier qu’on puisse trouver partout des fertilisants en quantité) et on ne peut pas conclure que cela pourrait être viable économiquement si l’objectif était de vendre des légumes de consommation courante au prix que peuvent payer les acheteurs moyens.
On peut encore moins en conclure quoi que ce soit sur la viabilité d’un système en permaculture qui essaierait vraiment de produire une offre alimentaire complète, dans l’optique d’une autonomie alimentaire réelle. Ça, si c’est possible, ce sera à démontrer par plusieurs expérimentations adaptées. Je dis plusieurs expérimentations, parce que si on veut être un peu rigoureux, il faut s’assurer aussi que l’on puisse réussir dans diverses conditions de sols, de climat, et aussi d’écosystème humain, et que ce soit tenable sur le long terme (être à fond sur 3 ans quand on a à cœur de démontrer quelque chose, ce n’est pas pareil que de tenir les 40 ans d’une carrière professionnelle…).
Ce qu’on peut conclure, et c’est déjà très bien, c’est que, bien menée, dans un environnement favorable, une micro-exploitation maraîchère travaillée à la main avec de bonnes méthodes peut dégager un revenu correct à ses travailleurs, tout en améliorant l’état du sol et sa biodiversité. C’est déjà beaucoup, mais on ne peut pas conclure plus que ça. On peut se demander aussi si on peut appeler ça de la permaculture. Il y a des éléments : les structures permanentes, la gestion intelligente des ressources locales, l’adaptation tout aussi intelligente de techniques ancestrales très efficaces… Mais ça reste du maraîchage, le système global n’est pas très complexe, pas d’élevage, peu d’arboriculture et notamment il n’est pas cité d’arbres de type châtaignier, noyer, amandiers, de céréales, peu de légumineuses a priori…
Le business fragile de la permaculture
Quand on sort de la partie maraîchage évaluée par l’Inra, le Bec Hellouin, c’est avant tout un grand centre de formation. Est-ce que c’est mal ? En soi, non. La permaculture est faite pour penser la pluriactivité, la synergie entre différents éléments productifs, et le savoir est une production de valeur. Si d’autres activités permettent de financer le lieu le temps qu’il soit mature et pleinement productif, c’est bien. Mais la part de richesse générée par la formation est ici vraiment très importante par rapport à la part de richesse générée par la production de la terre. Avec toujours le problème de la généralisation : si, pour vivre, les fermes en permaculture ont besoin d’une part importante de richesse générée par la formation, alors, il ne pourra pas y avoir beaucoup de fermes en permaculture, parce que très vite, l’offre de formation dépassera la demande. Le système ne peut fonctionner que tant que les centres de formation sont suffisamment rares et la demande suffisamment forte pour pouvoir proposer des formations à 1400 euros par personne pour 5 jours et avoir un carnet de commande plein. Si demain ce genre de lieux se multipliait, alors les tarifs devraient baisser fortement, et la viabilité des lieux ne serait pas si évidente.
Le romantisme du dos en vrac
On pourrait imaginer que des designs de permaculture poussés permettent de remettre en valeur des espaces difficiles. Mais ces espaces étaient gérés traditionnellement par des effectifs pléthoriques. Est-ce qu’une mécanisation adaptée pourrait les remplacer ? Peut-être. Encore faudrait-il que les permaculteurs ne refusent pas la technique. Il y a un romantisme du tout à la main très fort dans le milieu, et dans le milieu écologiste en général, totalement irréaliste. Un aspect de l’expérimentation du Bec Hellouin (la partie évaluée) est l’insistance sur le fait que tout cela est travaillé à la main.
On retrouve ce romantisme dans ce reportage d’Arte, où sont valorisées les méthodes manuelles. On y voit d’ailleurs Charles Hervé-Gruyer, du Bec Hellouin, mener la charrue derrière un cheval. Ok, c’est un travail plus doux du sol, mais quand on voit trimer le pauvre homme derrière son cheval, on se demande si on peut généraliser de telles pratiques, et s’il fera vraiment ça encore très longtemps. C’est sympa, l’agriculture à la main ou la traction animale, sur de petites surfaces et pour un temps limité. Les paysans qui ont eu à faire ça toute leur vie ont été bien heureux de voir l’arrivée d’une mécanisation toujours plus poussée. Sepp Holzer, qu’on voit dans le reportage, permaculteur pragmatique, n’a pas craché sur les grosses machines pour modeler son terrain. Mais on préfère montrer de gentils paysans qui paillent leur potager.
Notons que ça ne date pas d’hier, ce romantisme du travail des champs, de la part de ceux qui ne sont pas condamnés à le pratiquer à vie (de même que la méconnaissance de la complexité des savoirs paysans).
Ordres de grandeur
Ça ne concerne pas précisément la permaculture, mais c’est un gros problème dans les milieux écolos. On voit de plus en plus souvent dans les médias fleurir des articles annonçant que telle ou telle ville prend en main son autonomie alimentaire, en installant des agriculteurs bios sur quelques centaines d’hectares, comme l’a fait Paris, ou ici en région parisienne sur une ancienne base aérienne. Prendre possession d’une ancienne base aérienne, la réhabiliter, en faire un lieu productif, c’est une bonne idée (sous réserve qu’on ait bien vérifié l’état de pollution des sols, mais bon, j’espère qu’ils n’ont pas oublié ça, quand même). C’est ce que qu’on peut faire, et probablement faire bien, en s’aidant des méthodes de la permaculture. Y investir un peu de fonds publics, pourquoi pas. Si on permet à un lieu d’être réhabilité, de passer de friche industrielle à exploitation productive et écologique, ça peut être d’intérêt public. En espérant que le projet soit vraiment sérieux, qu’il aille à terme, soit bien suivi, évalué…
Simplement, ce ne sont pas quelques centaines d’hectares dans une région de plusieurs millions d’habitants ou même pour une ville de quelques dizaines de milliers d’habitants, qui assureront l’autonomie alimentaire. Quand on parle autonomie alimentaire, on est surpris de la candeur avec laquelle des personnes tout à fait éduquées, voire des responsables politiques, imaginent nourrir des villes entières avec quelques centaines d’hectares. La plupart du temps, en fait, on parle d’approvisionner, en légumes seulement, les cantines et restaurants communaux, ce qui représente en ordre de grandeur moins d’1% du besoin en alimentation de la ville (les légumes ne sont qu’une fraction de l’apport nutritionnel). A Mouans Sartoux, on fournit 85% des légumes de 150 000 repas par an, à comparer à plus de 10 millions de repas pour l’ensemble de la population. Ce qui reste une très belle réussite, avec un superbe travail sur le gaspillage, l’éducation, mais attention à ne pas en conclure que la ville serait autonome alimentairement.
Le résultat de tout cela est un problème de scalabilité : à quelle échelle pourrait-on étendre les quelques méthodes qui ont fait leurs preuves ? Quelles surfaces, combien de lieux, combien de temps, etc.
Le malentendu persiste
Le plus terrible, c’est qu’en fait, tout ce que pourrait réellement apporter la permaculture, ses thuriféraires imprudents ne semblent pas le connaître. La permaculture est assimilée à une méthode de jardinage, souvent sur buttes dans un jardin mandala (il y a aussi un fort versant ésotérique dans le milieu, et ce n’est pas le moindre de ses problèmes), alors qu’elle est une méthode de conception d’écosystèmes, à la croisée de l’urbanisme, de la géographie, du paysagisme, de l’écologie, de l’agriculture, de la sociologie… En voici une définition intéressante, parmi d’autres qui le sont peut-être moins.
La permaculture est une grande boite à outils dans laquelle on trouve :
1. Des méthodes de conception, d’ingénierie de projet…
2. Du biomimétisme ou de l’écomimétisme.
3. Des savoirs et savoir-faire particuliers.
4. Une éthique, une philosophie.
Le plus souvent, le 1 est purement zappé, le 2 est pris à la lettre alors qu’il s’agit surtout de comprendre l’esprit des fonctionnement naturels pour s’en inspirer dans un système artificiel, et le 4 permet de faire croire qu’on est quelqu’un de bien, tellement trop dans la bienveillance et le partage, quoi, tu vois (bon, en vrai, il y a aussi des gens formidables dans le milieu, mais ils n’ont pas besoin de se réclamer d’une éthique pour la pratiquer). Tout ça est enseigné notamment dans le cadre du Permaculture Design Course de 72h, qui vous sera facturé jusqu’à 2000 euros par personne (bienveillance et partage, encore. Mais des assos le font (ou le faisaient) à 500, repas végétariens compris pendant 10 jours, ce qui est honnête).
Je ne parle même pas des développement possibles de la permaculture au-delà de l’agriculture. C’est pourtant peut-être là qu’elle serait la plus pertinente.
Sur les réseaux sociaux, quand on lit les publications les plus enthousiastes sur la question, on se demande parfois si ceux qui les émettent ont déjà ouvert un livre de permaculture, ont déjà fait une initiation, ou ont la moindre connaissance des réalités agronomiques, voire du jardinage…
Leur méconnaissance ne les empêche pas, et probablement les encourage à présenter la permaculture comme une solution miracle, capable de rendre obsolète toute l’agriculture existante et de régler tous les problèmes écologiques. Pourquoi pas, allez savoir, mais il y a un long chemin, si c’est vrai, pour le prouver, et, de toute façon, pour former l’armée de permaculteurs de très haut niveau qui pourraient accomplir ce miracle. Autant dire que c’est pas pour demain.
De telles affirmations sont multiplement dangereuses et contre-productives. Des personnes sont susceptibles de se lancer dans des projets insuffisamment préparés et de se retrouver dans des situations difficiles ; lorsque des affirmations stupides sont lancées sur les réseaux sociaux, cela conforte les sceptiques de l’agroécologie et de la permaculture dans l’idée que tout ça est bullshit ; les agriculteurs, sans cesse accusés d’être des incapables, ne peuvent que se fermer à des idées qui, amenées plus intelligemment, pourraient être utiles à certains d’entre eux, voire pourquoi pas progressivement irriguer l’agriculture (mais bon, les agriculteurs se débrouillent déjà bien à innover tout seuls), ou encore créer un vrai lien entre agriculteurs et consommateurs ; des fonds publics risquent d’être engloutis à perte dans des projets sans réelle substance ; quand les projets lancés n’auront pas tenu leurs promesse, la permaculture sera discréditée ; pendant qu’on dépense du temps et de l’énergie à faire de la fausse permaculture, on ne passe pas ce temps et cette énergie à promouvoir des solutions réelles d’agroécologie portées par de vrais producteurs, etc.
Il faut donc cesser, sous prétexte qu’on a découvert la permaculture la semaine dernière, de se croire supérieur à tout le monde, et en particulier aux agriculteurs, dont bien peu de permaculteurs du dimanche seraient capables de faire le quart du travail. Il s’agirait de rester humble, mais aussi de se mettre sérieusement au travail pour avoir une idée des difficultés réelles ou du moins, avant d’en parler, de prendre le temps de l’étudier sérieusement, et vous intéresser à ses développements hors agriculture.
Vous ne pouvez pas prétendre que la permaculture peut réellement apporter quelque chose au monde et continuer à croire que c’est juste une affaire de buttes et de paillage.
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AAAAAAAAAH de la lectuuuuuure ! *_*
Emmanuelle vernay
9 novembre 2019 at 16:47