Idée n°117 : cantà nustrale (2) : quale serà
Peut-être ne vous rappelez-vous pas cette vieille chanson des Muvrini. On ne l’entend plus. Plus personne ne la chante. Même cette chère Piazzetta, quand elle consacre un article aux vieilles chansons du groupe, ne la cite pas. Et personne ne la signale dans les nombreux commentaires de l’article. C’est LA chanson oubliée du groupe. On ne la trouve pas sur les grands sites de partage de vidéo, et seuls quelques sites comme Deezer permettent de la retrouver sur Internet.
Il est vrai qu’elle a contre elle quelques circonstances défavorables : elle est la dernière chanson du meilleur album des Muvrini, elle est longue, et musicalement, son refrain est probablement un peu trop léger pour servir vraiment le texte, et en faire un standard du riacquistu. Pourtant, c’est justement la légèreté de la partie musicale qui en fait une chanson emblématique de ces années où l’espoir le disputait à l’enthousiasme.
Le texte de Ghjuvan’ Terramu Rocchi est remarquable, probablement l’un des textes les plus émouvants et les mieux construits du répertoire. Mais, voilà, plusieurs autres textes de l’album sont aussi très beaux et les chansons sont musicalement bien plus percutantes. Du coup, les tubes de l’été 1984, dans nos villages, furent plutôt « Vince per ùn more », « Hè di più chè cusì », « Inseme », ou encore « Scelta para »…
Dans l’histoire des Muvrini, l’album « È campà quì » est assez particulier. Après deux premières œuvres très politiques « Ti ringrazianu » et « Anu dà vulta », suivent deux album consacrés à la chanson enfantine. Viendra ensuite le tournant commercial du groupe. « È campà quì », au milieu de tout ça, est l’album de l’espoir. L’espoir d’une Corse où il serait possible de vivre dans la fraternité, qui ne serait pas qu’un bronze-cul, dont on referait un jardin, qui ne serait pas à vendre au plus offrant, et où même les histoires d’amour ne finiraient pas mal, en général.
« Quale serà » est sans doute le texte le plus emblématique de ce point de vue. Le propos en est simple : jusque-là, les Corses rêvaient pour leur enfants d’une jolie carrière et d’une vie facile, ailleurs. Mais ces enfants, devenus grands, ne veulent plus s’exiler, et c’est ici qu’ils veulent construire leur avenir. Le talent de Ghjuvan’ Terramu Rocchi étant d’en faire un grand texte, avec une dimension sociale rare dans les chansons de l’époque, et une réflexion sur la société moderne, la tendance contemporaine à la vanité, l’apparence et la recherche de la facilité. Jusqu’à la conclusion, logique : « sceglie d’esse è campà quì », qui donne son nom à l’album tout entier.
Paradoxalement, c’est sans doute dans cette dimension sociale (on présente trois « types » de familles corses, les sgiò, les bergers pauvres, les Corses de la coloniale) que réside la plus grande naïveté du texte. Tous les enfants de ces familles si antagonistes étant censés dissoudre comme par miracle leurs différences dans un combat commun, celui devant donc permettre d’exister et de vivre ici.
Mais même cette faiblesse fait la force historique de ce texte, l’un des rares textes du riacquistu à tenter d’esquisser une approche sociale, pour mieux se persuader que la force du combat commun viendra abolir les différences. Ce qui est à mon sens une des erreurs fondamentales du mouvement nationaliste corse. On ne décrète pas un peuple : on le construit, et cette construction passe nécessairement par le travail d’analyse et de résolution des contradictions qui le traversent, ces contradictions ne pouvant être oubliées que très ponctuellement au nom de la lutte contre un ennemi commun.
Quale serà restant par ailleurs un texte très agréable à chanter, il est bien dommage qu’il soit oublié à ce point. Peut-être ce billet le rappellera-t-il un peu à notre mémoire.
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Merci à Patrick Croce et à Paul Turchi-Duriani pour leurs coups de main de vocabulaire corse, merci au Maiori, éditions DCL, pour m’éviter désormais d’ennuyer Patrick et Paul. N’hésitez pas à corriger d’éventuelles erreurs.
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Forse v’arricurderete / Di quandu eranu zitelli / L’amparavete à e veghje / À piglià treni è batelli / Prumetendu mondi è mari / Avveni senza penseri / Di i figliuloni cari / Ne vuliete esse fieri.
(Peut-être vous rappellerez-vous, quand ils étaient enfants, vous leurs appreniez à la veillée à prendre trains et bateaux, leur promettant monts et merveilles, un avenir sans souci. Vous vouliez être fiers de vos grands enfants chéris).
Vi chjamavanu di voi / Chjuchi è grandi cun rispettu / Tuttu vi venia mansu / Ricchi di robe è d’affettu / U sunniaviete in Françia / Riesciutu à l’alte scole / Pò cun rilazione è mancia / Avocatone ò duttore.
(Ils (vos enfants) vous vouvoyaient avec respect, les petits comme les grands, vous aviez tout à profusion, riches de biens et d’affection. Vous rêviez de lui en France, diplômé des grandes écoles, et, avec quelques relations et quelques bakchichs, grand avocat ou docteur)
Quale serà issu ghjuvanottu / Ch’ùn vole andà da mare in dà / Quale serà, u vostru sì / Ch’ha sceltu d’esse è campà quì.
(Mais qui est ce jeune homme qui ne veut pas s’exiler. Qui est-il ? C’est le vôtre, qui a choisi d’être et de vivre ici).
Erete poveri in canna / Pastori di tradizzionne / Sempre à batte a muntagna / Da casetta à casarone / Mà o mancu ellu curtese / In cruvata è scarpi fini / Seria ogni fine di mese / Rè di l’usi pariggini.
(Vous viviez dans la misère, bergers de père en fils, battant sans cesse la montagne, d’abri en abri, mais lui, élégant, en cravate et souliers, serait, chaque fin de mois, le roi des mœurs parisiennes)
Dà un Africa à quil’altra / da tambori à trumpetoni / Quandu omu s’hà straziatu / Quelle copiu di galoni / Per u figliolu si spera / Avà ch’ùn ci n’hè più guerra / Scucagnata una carriera / In tenuta d’ufficiale.
(Quand, d’une colonie à l’autre, au son des tambours et des clairons, on a durement gagné quelques galons, pour son enfant on espère, maintenant qu’il n’y a plus de guerre, une carrière bien tranquille en tenue d’officier).
Quale serà issu ghjuvanottu / Ch’un vole andà da mare in dà / Quale serà, u vostru sì / Ch’ha sceltu d’esse è campà quì.
(Mais qui est ce jeune homme qui ne veut pas s’exiler. Qui est-il ? C’est le vôtre, qui a choisi d’être et de vivre ici).
A parlali furesteri / Ci mettite l’attenzione / Ambizziunendu un mistieru / Degnu di riputazzione / Una donna da fà inviglia / D’alevu cummu si deve / Ella sì chì truveria / Cullandi scarpa à sò pede.
(A leur parler d’ailleurs, vous attiriez leur attention, vous leur donniez l’ambition d’un métier digne de réputation, d’une femme à rendre jaloux et de bonne éducation, certainement qu'(en partant), ils trouveraient chaussure à leur pied)
Forse v’arricurderete / Di quandu eranu zitelli / E avà chì sò ingrandati / Addiu treni è batelli / Feranu quì monde è mari / Senza temene penseri / Di i figliuloni cari / Ne puvete esse fieri/
(Peut-être vous rappellerez-vous quand ils étaient enfants, mais maintenant qu’ils ont grandi, adieu trains et bateaux. C’est ici qu’ils feront des merveilles, sans crainte des soucis, et c’est maintenant que vous pouvez être fiers de vos grands enfants chéris).
Quale serà issa ghjuvanotta / Ch’un vole andà da mare in dà / Quale serà, a vostra sì / Ch’ha sceltu d’esse è campà quì.
(Mais qui est cette jeune fille qui ne veut pas s’exiler. Qui est-elle ? C’est la vôtre, qui a choisi d’être et de vivre ici).
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